Voici un détail du dessin Cat. 31 de Focus montrant la statue que nous allons étudier aujourd’hui, après notre examen de la statue du Temps:
Comme l’ont bien noté dans leur commentaire les éditeurs du Catalogue, il s’agit d’une allégorie de la Religion, reconnaissable à ses attributs: une croix portée du bras gauche et du feu dans la main droite.
Toutefois, si on la compare avec l’explication classique de Cesare Ripa1 , des différences sautent aux yeux.
Religion. CXLIII.
Elle est figurée par une Femme voilée, qui a du Feu en la main gauche, en la droite un Livre & une Croix, & à son côté un Éléphant.(…)
Elle a le visage voilé, pour ce qu’il est véritable qu’elle a toujours été secrète, & s’est conservée dans les cérémonies & les figures, comme sous des voiles déliés.
La Croix est la victorieuse Bannière de la vraie Religion, que les Chrétiens ont accoutumé d’avoir en grande vénération, comme reconnaissant que par elle ils ont été rachetés.
Le Livre qu’elle porte est celui des saintes Écritures, par qui elle s’établit dans les âmes ; Et le Feu est un symbole de la dévotion qu’elle y allume.
Cesare Ripa, Iconologie où les principales choses qui peuvent tomber dans la pensée touchant les Vices et les Vertus sont représentées sous diverses figures. Traduction par Jean Baudoin. 1643 (p. 166-172). (Transcription en français moderne) (Merci Wikisource)
On note d’abord dans le dessin de Focus l’absence de l’éléphant et du livre, ainsi que l’inversion gauche-droite, mais tout cela semble des variations mineures. On peut ainsi comparer le dessin de Focus avec une statue de Robert Le Lorrain pour le Palais des Rohan à Strasbourg dans les années 17302
Croix portée à gauche, pas de livre, ni d’éléphant, ni de feu, mais l’allégorie reste claire et facilement identifiable. Plus riche de sens dans doute est le vêtement de la statue du dessin de Focus, car elle porte une cuirasse. Toutefois, ce n’est pas unique dans l’iconographie de Religio.
On la trouve ainsi casquée et cuirassée dans un dessin de Baciccio conservé au Louvre, “projet pour les sculptures des quatre Vertus debout, exécutées par A. Raggi et L. Retti dans les niches du tambour de la coupole de l’église du Gesù, à Rome”3.
Je n’ai pas réussi à trouver de photo de la statue, mais on peut la distinguer, je pense, à gauche sur cette photo de la coupole du Gesù (construite dans les années 1670).
La Religion cuirassée est ainsi au cœur de la Contre-Réforme, mais son attitude belliqueuse n’est pas réservée aux protestants. On peut aussi la rapprocher d’une gravure intitulée “La déroute et la confusion des jansénistes”, dont voici un détail du groupe central:
Le pape est entouré de deux allégories féminines explicitement nommées, la Religion, qui soutient une croix de la main droite et tient un calice de la main gauche, et la Puissance de l’Église, casquée et cuirassée, qui tient deux clés de la main gauche5. Sur cette gravure, dans sa condamnation du jansénisme, le pape est aidé du jeune Louis XIV, “poussé par la concorde et mu d’un divin zèle”.
Dans le contexte de la politique religieuse du Roi Soleil, on peut ajouter au dossier des comparaisons avec la statue imaginée par Focus, le bas-relief de Jean Hardy, La Religion terrassant l’hérésie, ainsi qu’une gravure, dessinée par Sébastien Leclerc et sortie des presses de Benoît Audran, le neveu de Girard Audran, l’imprimeur d’une série de gravures pour Focus. Une allégorie de “la piété de Louis le Grand” y foule aux pieds un vieillard renversé, qui reste non identifié6
De nouveau, même en l’absence de cuirasse sur ces dernières images, on voit que le type de statue que Focus a dessiné est une Religio de combat, d’affirmation forte des valeurs religieuses de la royauté.
Il faut donc s’interroger sur la signification du petit oiseau qui vient se percher sur sa tête. Est-il un signe de gentille tendresse décorative ou de critique moqueuse plus fondamentale ? Il vient alimenter la question de la religion de Focus et ses rapports avec le protestantisme, dans lequel il a peut-être été élevé7.
- Exemples d’images fidèles à la description de Ripa: une gravure “de l’école française”, Frontispice pour la Chronica Sacri Monasterii Casinensis (1668 ?); le bas-relief de Jean Hardy, morceau de réception à l’Académie royale de peinture et de sculpture, le26 juin 1688, La Religion terrassant l’hérésie, maintenant au Louvre . [↩]
- Voir aussi la statue de Sébastien Slodtz à la balustrade de la chapelle royale de Versailles (1707), qui tient une croix de la main gauche et un calice de la droite. [↩]
- https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020006600 [↩]
- J’ai transcrit les légendes de la gravure lorsque je l’ai déposée sur Wikimedia Commons. [↩]
- On peut rapprocher cette image d’un dessin d’Antonio Tempesta, Allégorie de la religion (vers 1600), qui montre Religion assise, tenant la croix et une clef, coiffée de la tiare papale, entourée de deux allégories casquées et cuirassées, l’une tenant une balance, l’autre posant la main sur une boite ronde à demi ouverte. [↩]
- Je dois avouer que je comprends pas très bien cette gravure et les textes qui l’entourent. Charles Antoine Jombert, Catalogue raisonné de l’œuvre de S. Leclerc … Graveur du Cabinet du Roi … Avec la vie de ce célèbre artiste, Volume 1 (1774), p. 275 l’associe aux enseignements de Jean de Soudier, sieur de Richesource. Sur ce personnage, voir D. Denis, « La « seconde rhétorique » de Richesource : critique et pédagogie », Dix-septième siècle, vol. 236, no. 3, 2007, p. 473-486; de Richesource Jean de Soudier, Charles Michel, « Le masque des orateurs. C’est-à-dire la manière de déguiser facilement toute sorte de discours », Poétique, 2013/1 (n° 173), p. 125-151. DOI : 10.3917/poeti.173.0125. [↩]
- Voir les éléments du dossier dans C. Michel, La vie de Georges Focus, Catalogue p. 35-47, aux p. 36-37. [↩]
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OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Alexis D'Hautcourt (1 mars 2022). Cinq statues sur un balcon. 2. Religion et un oiseau moqueur. Georges Focus, peintre et fou. Consulté le 12 janvier 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/p0hc
Une réflexion sur « Cinq statues sur un balcon. 2. Religion et un oiseau moqueur »